CHAPITRE II
Ce qui précède n’est pas à dire que le rideau de mon récit va retomber, ne fut-ce qu’un instant, sur des pensées mélancoliques. De retour à Brézolles, le soleil déjà plus qu’à demi disparu derrière le bord occidental de l’océan, nous franchîmes, entre chien et loup, les grilles bleues du château et notre premier soin fut d’aller droit aux écuries et de confier à mes Suisses nos pauvres juments qui avaient tant souffert de la pluie et de la bise afin qu’elles fussent séchées, bichonnées, nourries et douillettement recouvertes d’une épaisse couverture de bure pour passer la nuit, laquelle en ces régions est déjà froidureuse.
Au sortir des écuries, nous encontrâmes Monsieur de Vignevieille branlant, soufflant et claudiquant, lequel tenait d’une main une canne pour soutenir ses pas et de l’autre une sorte d’ombrelle pour se protéger de la pluie, tant est qu’on pouvait se demander avec quelle main, en cas de besoin, il pourrait tirer son épée. Il me dit que Madame de Brézolles m’attendait pour souper dans une demi-heure, et que pour lui, il aurait l’honneur de partager son repas avec Monsieur de Clérac. Mon pauvre Nicolas lui fit mille mercis, tout désolé qu’il fut, une fois de plus, de ne pouvoir assister au souper de la marquise et, à la dérobade, de la boire des yeux.
Ce qui se dit et se fit ce soir-là au bec à bec entre Madame de Brézolles et moi fut si étonnant que j’éprouve une sorte de vergogne à le conter, tant je redoute, lecteur, que tu révoques en doute ma fidélité aux faits. Et cependant, là comme ailleurs, elle est adamantine, et je le jurerais volontiers sur ma foi, si le cardinal ne m’avait recommandé de ne jamais mêler le sacré aux affaires humaines.
De peur qu’on trouve cet entretien non seulement incrédible, mais aussi quelque peu disconvenable, je pourrais certes prendre le parti de n’en rien déclore. Mais encore une fois, ce qui se dit et se fit en cette nuit fut de si grande conséquence dans le déroulement subséquent de ma vie qu’il serait contraire à toute logique, comme à toute franchise, de passer l’événement sous silence.
Monsieur de Vignevieille, si bien vous vous ramentevez, m’ayant dit que Madame de Brézolles m’attendait dans une demi-heure, je gagnai ma chambre et fus surpris d’y trouver un valet fort propre[9] et fort poli qui avait rangé mes vêtures, ciré ma seconde paire de bottes et refait mon lit. Il me dit qu’il se nommait Luc, et que Madame de Brézolles l’avait d’ores en avant attaché à mon service.
Cela ne laissa pas de m’étonner, car dans les grandes maisons qui, comme Brézolles, peuvent se paonner d’un nombreux domestique, ce sont aux chambrières et non aux valets que l’on confie ces tâches. J’en conclus qu’après les confidences que Madame de Brézolles m’avait arrachées touchant les petites personnes qui se trouvaient dans ma vie, elle avait désiré que je fusse, du moins en sa demeure, à l’abri des tentations… Vraie ou fausse, cette supposition ne laissa pas de m’ébaudir et je m’en fis en mon for quelque petite gausserie qu’il n’est pas utile de répéter ici.
Bien qu’il soit malcommode de se laver dans une cuvette emplie, vidée, remplie derechef par un valet, je fis de mon mieux pour m’approprier après cette longue chevauchée, regrettant ce faisant, et les baquets de mon enfance, et les cuves à baigner des étuves parisiennes, lieux charmants et délassants, mais qui, à vrai dire, tenaient quelque peu du bordeau, les serveuses étant de jeunes, rieuses et accortes garces qui ne lavaient pas que le dos. Raison pour laquelle notre Sainte Église a succédé à fermer lesdites étuves, la vertu des Français y gagnant peut-être, mais leur propreté y perdant prou.
Il me parut qu’on avait fait plus de frais pour ce souper-là que celui de la veille. Car la table y était superbement ornée d’une nappe damassée sur laquelle brillaient une vaisselle de vermeille et des verres de cristal. Et enfin, séparant Madame de Brézolles et moi comme une frontière, mais une frontière très facile à franchir, s’étendait sur la nappe une petite rangée de fleurs pourpres et odorantes couchées dans un léger feuillage.
J’eusse voulu demeurer debout pour accueillir Madame de Brézolles à son entrant, mais Monsieur de Vignevieille, tout branlant et chenu qu’il fût, mit tant de force à me demander de m’asseoir, qu’à la parfin j’y consentis. Sans doute pensait-il que ma solitude serait longue, sa maîtresse étant à sa toilette. Et pourtant longue, elle ne le fut pas, ou plutôt elle ne le fut ni trop ni pas assez, Madame de Brézolles pesant tout, je le savais déjà, dans de fines balances, tant est qu’elle me fit attendre assez longtemps pour que son retardement fut un peu taquinant, mais pas assez pour qu’il devînt discourtois.
Elle apparut enfin, atiffurée d’un vertugadin et d’un corps de cotte bleu pâle, semé de fleurs brodées, et non de cette profusion de perles par laquelle nos dames de Cour se flattent d’ajouter à leur beauté. L’ensemble était fort élégant, mais avec une retenue du meilleur goût, qui se voyait aussi dans un pimplochement discret, bien différent de celui de nos pimpésouées qui se badigeonnent de rouge, de céruse et de peautre de façon si outrée qu’on aurait dit que Dieu leur ayant donné un visage, elles aspirent à s’en façonner un autre. Mais revenons à Madame de Brézolles. Sobre en bijoux comme en pimplochement, elle ne portait qu’un seul collier d’or finement ouvragé qui mettait en valeur son cou blanc, délicat et délicieusement rondi. À l’annulaire de sa main gauche, une seule bague, laquelle était si belle qu’elle ne pouvait souffrir aucune autre sœur à aucun autre doigt. Et enfin, Madame de Brézolles avait cette qualité qui, chez une femme, me charme toujours : une voix basse, douce et musicale.
Je me levai, et commença alors cet échange de salutations et de révérences qui sont imposées par la tyrannie de nos coutumes. Mais, Dieu merci, Madame de Brézolles y mit fin sans tant languir, en me présentant ses doigts sur le bout desquels je déposai le semblant d’un baiser. En bref, nous fumes tous deux, en cette deuxième encontre, si chattemitement réservés que vous eussiez cru voir en nous ces personnages de L’Astrée dont la violente amour demeure jusqu’à la mort chaste et pure à pleurer.
La chère fut aussi exquise que la veille, mais le bec à bec, point du tout animé, Madame de Brézolles demeurant close et coite, ses beaux yeux mordorés fixés songeusement sur moi, ce qui me donna à penser qu’elle méditait un bargoin aussi avantageux pour elle que celui qu’elle avait conclu avec moi la veille, acquérant une garde de onze Suisses en échange du vivre et du couvert pour deux personnes.
Mais à la vérité, c’est mal dire les choses que de les dire ainsi, car, à mon avantage et il n’était pas petit, il fallait inscrire l’émerveillable bienfait d’une douce présence féminine, après tous ces mois d’aridité et d’horreur dans la citadelle de Saint-Martin-de-Ré.
Comme mon hôtesse restait aussi coite qu’un ange de marbre, je pris peine pour donner voix à ce muet commerce, fournissant quelques petites pailles de peu de conséquence pour que le feu pût prendre, mais Madame de Brézolles ne répondant ni mot ni miette, sans toutefois discontinuer de m’envisager de la façon la plus gracieuse, à la parfin je me tus aussi. Et nous finîmes ce délicieux repas comme il avait commencé, j’entends par un échange quasi continu de regards qu’aucune parole n’accompagnait.
L’œil étant plus friand que la bouche, nous mangeâmes fort peu et la repue prestement expédiée, nous passâmes au petit salon où nous attendaient nos tisanes, Madame de Brézolles donnant l’ordre au valet qui nous servait de lui apporter un petit coffret d’argent qui se trouvait dans sa chambre sur sa table de chevet. Toutefois, quand le valet revint et remit le coffret à sa maîtresse, elle le posa négligemment à côté d’elle sur le siège de sa chaire à bras et, ayant dit un merci poli au valet, lui donna son congé. C’est alors qu’elle prit la parole, non sans m’avoir au préalable très particulièrement envisagé, tout en buvant sa tisane, tant est que ses yeux mordorés, où la lumière des bougies allumait des reflets changeants, apparaissaient juste au-dessus de la tasse d’un bleu tendre qu’elle appuyait contre sa lèvre.
— Monsieur, dit-elle enfin en reposant sa tasse, si je ne me trompe pas, il semblerait, à vos regards, que vous me trouvez belle…
— Madame, dis-je avec un sourire (car il me paraissait que les choses commençaient bien), si mes yeux me trahissent, du moins ne trahissent-ils pas la vérité. Il est constant que j’ai, me faisant face, la bellissima donna de la creazione[10].
— Est-ce tout, Monsieur ? dit Madame de Brézolles en levant le sourcil d’un air mutin. Ne suis-je pour vous qu’un tableau qu’on admire ? Autant alors demeurer béant devant celui de mon arrière-grand-mère que vous avez pu voir dans mon escalier, laquelle était, en sa jeunesse, d’une beauté parfaite.
— Madame, il y a une grande différence. Votre si belle aïeule, hélas, n’est plus que toile et couleurs, et vous êtes vivante. Et le vivant, Madame, quand il est pareil à vous, produit sur moi des émeuvements qui vont bien au-delà du sentiment de l’art.
— Voilà qui n’est pas clair ! De grâce, Comte, expliquez-vous ! Parlez à la franche marguerite ! Cet amphigouri veut-il dire que vous avez appétit à moi ?
— C’est en effet, Madame, ce que j’aurais dit, si vous m’y aviez autorisé.
— Mais il n’est plus nécessaire, dit-elle avec un petit rire, que je vous le permette, puisque vous l’avez dit.
— Il est vrai, aussi, que je ne l’aurais pas dit si vous ne m’y aviez pas encouragé.
— Mais, Monsieur, pouvais-je, sans manquer à la charité, vous laisser vous débattre, seul et sans aide, dans les affres de la confession ?
— Madame, croyez bien que je vous serai reconnaissant jusqu’à mon dernier souffle de m’avoir aidé à me déclarer.
— C’est donc une déclaration ?
— Et quoi d’autre, Madame ?
— Eh bien, dit-elle après un instant de réflexion, qu’allons-nous en faire ?
— C’est vrai : qu’allons-nous faire ?
— Monsieur, j’ai dit : « Qu’allons-nous en faire ? » Ne supprimez pas cet « en » : c’est ma dernière défense.
— Ma fé ! Madame, comme il est peu prudent de m’avouer cela ! Je ne vous aurais pas confié le commandement de la citadelle de Saint-Martin !
— C’est que je ne suis pas une citadelle, Monsieur, mais une faible femme dont cet « en » est la dernière redoute.
— Et comment emporter la dernière redoute ?
— Monsieur, vous m’avez fait une déclaration. C’est à moi d’en délibérer. Vais-je vous être cruelle, ou me plier à vos volontés ?
— Et pourquoi non, Madame, si les vôtres sont semblables aux miennes ?
— C’est là justement le point : sont-elles semblables ? Toutefois, Monsieur, je sens que s’agite en moi un méchant petit traître qui ne demande qu’à vous aider.
— Ah ! m’écriai-je, traître ! gentil traître ! Qu’as-tu à me dire ?
— Ceci. Dans votre chambre, Monsieur, il y a deux portes. L’une par laquelle vous entrez et sortez à loisir, l’autre qui est close à double tour. Celle-ci est la porte de la citadelle. Mais bien sûr, il y a une clé.
— Où est-elle ?
— Dans le coffret que vous voyez là, dit-elle en relevant le côté de son vertugadin pour me le laisser voir. Ce coffret, Monsieur, il se peut que par étourderie je l’oublie sur cette chaire quand je prendrai congé de vous. Il se peut aussi qu’après mon partement, vous l’emportiez avec vous dans l’honorable intention de me le rendre, et pour cela que vous essayiez la clé qu’elle contient sur la porte que j’ai dite. Bien entendu, c’est cet effronté petit traître qui vous confie tout cela. Pour moi, je n’y suis pour rien. Il se peut même, poursuivit-elle avec un soupir, que pour punir ce vilain drôle je tire le fort verrou qui se trouve de l’autre côté de la porte rendant ainsi votre clé tout à plein inutile…
— Juste ciel, Madame ! Mais ce serait là trahir votre petit traître ! Et de la façon la plus odieuse ! Et me jouer aussi à moi le plus cruel tour du monde, puisque après la dernière redoute je trouverai une autre redoute que je ne saurais franchir !…
— Pourtant, Monsieur, vous savez qu’il est de bonne guerre d’échelonner les défenses.
— Ce le serait, si nous étions en guerre, mais je tâche, bien au rebours, de nouer avec vous, Madame, les liens les plus doux et les plus pacifiques.
— Eh bien, Monsieur, prenez-en la gageure ! Pour moi, je vais de ce pas disputer avec mon petit traître pour résoudre ce que nous devons faire : pousser ou ne pousser point le verrou.
Ce disant, elle se leva. Je me levai aussi et lui fis d’un air quelque peu froidureux un profond salut.
— Madame, dis-je, qu’il soit fait selon ce que vous désirez…
— Monsieur, dit-elle en ouvrant grands les yeux, seriez-vous, par aventure, un bel ange du ciel ? Eh quoi ? Point de rancune ! Point de haine ! Si je me dérobe après vous avoir, il faut le dire, si effrontément provoqué, n’allez-vous pas devenir violent et injurieux ? Serait-ce Dieu possible ? Ni juron ? Ni menace ? Ni paroles sales et fâcheuses ? Vous ne fuirez pas ces lieux maudits en jurant que de votre vie, vous ne reverrez plus la plus odieuse coquette de la création, à qui vous garderez, pour cette écorne, une mauvaise dent éternelle…
— Mais rien de tout cela, Madame. Vous êtes libre. Qu’ai-je à dire à l’usage que vous faites de votre liberté ? Je quitterai ces lieux sans doute avec chagrin, mais sans la moindre acrité ni colère, et en toute gratitude pour votre hospitalité et le grand privilège que vous m’avez donné d’avoir eu l’occasion de contempler votre beauté, même si comme celle de votre aïeule peinte, elle me demeure inaccessible.
Sur ces mots, Madame de Brézolles m’envisagea derechef songeusement, et me dit à la parfin d’une voix caressante :
— Comte, je vous savais vaillant, mais vous avez aussi beaucoup d’esprit, et ce qui vaut mieux que l’esprit, vous êtes fait d’une étoffe si humaine et si tendre qu’il serait difficile de ne vous aimer point. Si j’étais vous, je relèverais le défi que je vous ai lancé…
Ayant dit, elle saisit un des deux chandeliers qui éclairaient la table et se dirigea vers l’huis dont le valet, sur son ordre, avait laissé ouverts les deux battants. Je fis le geste de me lever et de la décharger du chandelier, mais elle noulut, disant qu’elle voulait gagner seule son appartement, où l’attendait sa chambrière pour délacer son corps de cotte et la déshabiller. Je devais donc attendre céans un petit quart d’heure avant de regagner moi-même ma chambre. Ayant dit, elle quitta la place, le chandelier au poing, dans un grand balancement de son vertugadin, lequel me fit penser à un voilier qui prend le large. Ma fé ! Le petit navire arriverait à bon port, j’en étais bien assuré : le capitaine était si habile !…
Madame de Brézolles franchit l’huis et enfin disparut. Et comme le petit salon me parut terne, pauvre, triste et sans attrait quand il fut devenu orphelin de sa présence ! Et comme me laissait béant l’émerveillable adresse de la marquise à diriger le jeu, m’ayant fait de prime les plus dévergognées avances, mais ne me baillant de l’espoir que pour me le retirer aussitôt, et pour finir, me le redonnant, mais atténué par le doute ! Tant est que je me retrouvai meshui en posture de solliciteur, moi qu’on avait de prime si hardiment sollicité ! Ventrebleu ! m’apensai-je, Machiavel n’a rien dit de nouveau ! Le gentil sesso connaissait d’instinct bien avant lui tout ce que sa lourde science a cru inventer plus tard.
Ce qui, à réfléchir plus outre, m’intriguait le plus, c’est que Madame de Brézolles eût tant précipité les choses. Tête bleue ! Pourquoi tant galoper ? Je ne la connaissais que de la veille, mais dès la veille, une si charmante connivence s’était établie entre nous que l’issue vers laquelle nous glissions doucement ne faisait guère de doute. Pourquoi dès lors courir la poste ? Brûler les étapes ? Galoper à brides avalées ? Pourquoi tant de hâte ? Où était l’urgence ? On eût dit que Madame de Brézolles s’était fait un livre d’agenda rigoureux auquel, jour par jour, heure par heure et minute par minute, elle devait se tenir. Prenant de ma main dextre le chandelier que m’avait laissé Madame de Brézolles, je saisis de la main senestre le petit coffret qui me sembla infiniment plus précieux que s’il avait valu son pesant d’or et, pour le porter plus commodément, je l’appuyai contre ma poitrine, où, s’il avait été magique, il aurait pu ouïr les battements de mon cœur. En gravissant l’escalier monumental qui menait à l’étage noble, il me sembla que l’aïeule de Madame de Brézolles – qui demeurait belle à jamais dans son cadre d’or – me souriait d’un air connivent. Je ne sais, à la vérité, si ce sourire était, ou n’était pas dû aux lumières dansantes des bougies, mais j’en acceptai l’augure.
Et je me dis aussi que j’étais bien sot, à la parfin, de trouver la mariée trop rapidement pliable à mes volontés et que je n’avais diantre pas à faire la fine bouche, si la citadelle se démantelait de soi pour me donner l’entrant.
Dans ma chambre, après avoir fermé à deux tours l’huis, je ne me dévêtis qu’à demi, retirant mes bottes et mon pourpoint, me lavai les mains et la bouche. Puis non sans émeuvement je retirai du coffret la clé, je n’oserais dire de l’Éden, craignant ainsi d’offenser par trop le Seigneur, mais du seul petit paradis terrestre et passager qui soit accessible en ce monde aux humains. Et je l’introduisis dans la serrure où elle tourna deux fois avec un silence et une suavité qui me persuadèrent que Madame de Brézolles l’avait fait huiler depuis mon arrivée, ou mieux encore, l’avait huilée elle-même de ses douces mains, afin de ne pas éveiller les soupçons de son domestique.
À mon infini soulagement, l’huis tourna lentement sur ses gonds et l’ayant reclos aussitôt sur ma chambre, je m’avisai, mais n’eussé-je pas dû le deviner plus tôt ? que du côté de Madame de Brézolles il n’y avait pas l’ombre d’un verrou… Je n’avais donc pas à redouter une deuxième redoute après la première. La place était à moi.
Ou devrais-je dire plutôt que j’étais à elle ? J’avais si peu fait pour vaincre et l’ennemie m’avait tant secouru ! Celle-ci, de reste, ne paraissait rien redouter de mon entrant, étant vêtue de ses robes de nuit, assise fort à l’aise dans une chaire à bras, étendant douillettement ses pieds nus aux flammes de la cheminée.
— Mon ami, dit-elle doucement en tournant vers moi ses yeux mordorés, comme vous fûtes long !
— Un quart d’heure, Madame, comme vous me l’aviez prescrit.
— Un quart d’heure ? Un siècle, voulez-vous dire !
Ému par ce tant aimable accueil, je mis devant elle un genou à terre et posant sur l’autre genou ses pieds nus, j’entrepris de les caresser. Ils étaient froids, en effet, et je les réchauffai, non seulement de mes doigts, mais de mon haleine.
— Mon ami, dit-elle à la parfin, de grâce, portez-moi sur ma couche. Je ne sais pourquoi je me sens soudain si lasse.
C’était façon de dire, car lorsqu’elle me mit les bras autour du cou pour m’aider à la soulever, son visage se rapprocha de moi et ses yeux fixés sur les miens brillaient comme des étoiles.
— Mon ami, dit-elle d’une voix languissante, dès qu’elle fut étendue, n’éteignez que votre chandelier. Portez le mien sur la table de chevet. Et de grâce, de grâce, tirez les rideaux tout autour de nous. À quoi sert donc un baldaquin, si on n’en tire pas les courtines ?
Belle lectrice, qui me lisez si attentivement que parfois vous me ramentevez des phrases de mes Mémoires que j’avais oubliées, plaise à vous de porter témoignage : lorsque dans mes écrits les courtines d’un baldaquin se ferment sur un couple, je ne pousse pas mon récit plus avant. Règle que je me suis donnée au rebours de mon père qui dans En nos vertes années me parut avoir décrit avec un excès de détails ses amours avec la vicomtesse de Joyeuse : ce qu’il m’a dit avoir regretté depuis, sans que, du reste, la vicomtesse, alors même qu’elle était devenue vieillotte et dévote, ne lui en gardât jamais la moindre mauvaise dent.
J’ose espérer du moins, belle lectrice, que je ne vais pas offenser votre pudeur et que vous voudrez bien me pardonner les quelques remarques que je vais faire ici, pour les raisons qu’elles ne sont pas frivoles, mais absolument nécessaires à l’intelligence de mes relations, tant présentes que futures, avec Madame de Brézolles.
Deux choses me donnèrent fort à penser dans le clos des courtines. Des femmes que j’avais jusque-là encontrées, Madame de Brézolles m’apparut comme la plus naïve et la plus ignorante des choses de l’amour, exception faite, il va sans dire, de ce que nous avons de commun avec les autres mammifères, qui est assurément l’essentiel pour la survie de l’espèce, mais qui ne se peut comparer à l’émouvante richesse des caresses que le génie humain a imaginées.
Cette découverte me donna la plus pauvre opinion de feu Monsieur de Brézolles et j’entrepris aussitôt d’instruire sa veuve en ces enchériments qu’on ne lui avait jamais enseignés. Elle fut, je dois le dire, une écolière fort douée et fort avide de s’instruire. Mais, à ma prodigieuse surprise, alors même qu’elle acceptait de bon cœur d’apprendre les complaisances, elle refusa les précautions avec la dernière fermeté.
— Mais, M’amie, dis-je, si nous ne faisons pas cela que je vous dis, vous courez le risque d’être mère.
— Je le courrai.
— Madame, aurez-vous un enfant hors mariage ?
— Peu me chaut ! La Dieu merci, je ne dépends de personne ! J’ai de grands biens qui me sont propres. J’en aurai de plus grands encore quand ma belle-famille cessera de me disputer l’héritage de mon défunt mari.
— Mais, Madame, le scandale !
— Il n’y aura pas de scandale.
— C’est donc que vous allez marier à la va-vite le premier venu pour justifier la présence en ce foyer de cet enfantelet ?
— Cela vous fâcherait-il ? dit-elle d’un air de surprise heureuse.
— Assurément, je n’aimerais pas que mon enfant soit élevé par un faquin…
— Comte, comme vous êtes touchant ! Vous avez dit « mon enfant ». Il n’est pas encore fait.
— Mais s’il se fait, n’aurai-je pas quelques droits sur lui ?
— Comte, vous les aurez tous, si vous m’épousez !
— Madame !
— Mon ami, dit-elle, ne prenez pas, de grâce, cet air épouvanté ! Je ne revendique pas votre alliance ! Et même si ce jour d’hui vous aviez l’imprudence de me la proposer, je ne pourrais que vous opposer le refus le plus ferme.
— Et pourquoi donc ?
— Vous ne m’aimez pas encore assez.
Cette réplique me laissa sans voix.
— Vous pensez donc, Madame, dis-je au bout d’un moment, qu’un jour viendra où je vous aimerai à votre suffisance ?
— Assurément.
— M’amie, vous êtes bien sûre de vous !
— Non, mon ami, c’est de vous que je suis sûre. Je connais votre humeur. Vous aimez les gens. Vous savez vous faire aimer d’eux. Et dès lors qu’ils vous aiment, vous les en aimez davantage.
— C’est donc ainsi qu’à votre sentiment, les choses vont se passer, M’amie. Peux-je vous poser question ? Suis-je ici parce que vous avez goût à moi, ou parce que vous voulez un enfant ?
— Je réponds « oui » à votre première question et « oui » à la seconde. Me l’allez-vous reprocher, Monsieur ? J’ai attendu dix ans un enfant que n’a pu me donner Monsieur de Brézolles. Savez-vous comme vous m’êtes apparu quand vous êtes entré dans cette demeure ?
— Je n’en ai aucune idée.
— J’ai presque vergogne à vous le dire tant cela va vous paraître insensé. Vous m’êtes apparu comme un missus dominicus[11].
— M’amie, dois-je vous croire ?
— Vous le devez. J’avais tant prié pour encontrer enfin un gentilhomme qui, à de certains signes, me ferait connaître qu’il serait digne d’être le père de mon enfant. Hélas, j’ai tant prié, et en vain ! Et juste comme je désespérais, vous avez franchi mes grilles, et vous êtes apparu céans tel un saint Georges suivi de son bel écuyer. La lumière s’est faite alors en moi. Mes prières, par miracle, étaient exaucées.
Je fus à la fois troublé et déquiété par ce récit, car bien que ce ne fût, à mon sentiment, que le songe d’une femme à laquelle la maternité avait cruellement failli, il me toucha fort pour la raison qu’une vie inachevée et vide y laissait entendre sa plainte.
— Madame, dis-je le plus doucement que je pus, le miracle, c’est à la fois le siège de La Rochelle et le besoin où j’étais de trouver un logis. Je serais le dernier des imposteurs si j’allais admettre que le Seigneur m’a donné l’ordre de me rendre auprès de vous.
— Mais j’entends bien ! dit Madame de Brézolles nullement désarçonnée par cette remarque terre à terre. C’est qu’un ordre du Très-Haut n’était pas nécessaire. Le Seigneur s’est contenté d’arranger les circonstances de telle sorte que notre encontre devînt inévitable. Si vous êtes croyant, vous devez bien admettre qu’il n’y a pas de hasard, et que pas un passereau ne tombe d’un arbre que la Providence ne l’ait ainsi décrété.
— Il est vrai, dis-je, qu’on nous l’enseigne ainsi. Mais à quels signes avez-vous reconnu que j’étais bien l’élu ?
— Oh, dit-elle, les signes furent certains et indubitables ! Ramentez-vous, de grâce : dans mon ardeur à vous connaître, je vous ai posé un milliasse de questions indiscrètes, fâcheuses et messéantes et à toutes vous avez répondu sans jamais me rebuffer, avec une patience angélique.
Mon Dieu, m’apensai-je, j’étais de prime un saint Georges ! Me voici devenu un ange ! De quelles éclatantes ailes la belle me revêt pour que je me livre à cette humble tâche de géniteur ! Ah certes ! Je le conçois ! L’imagination de Madame de Brézolles n’est si prompte à arranger les choses que pour ne pas souffrir, au mitan de son bonheur et de ses espérances, les affres du péché qui s’attache à l’amour hors mariage.
Dans tous les cas, dès qu’elle eut estimé m’avoir éclairé assez sur ses desseins, elle se remit, avec un indéfatigable zèle, à la tâche qu’elle s’était prescrite, tant est que le reste de la nuit s’écoula à notre commune satisfaction, sans babiller plus avant, ni dormir le moindre.
Le lendemain à potron-minet, je repris avec Nicolas le chemin d’Aytré pour assister au lever du roi. J’étais pénétré de cette délicieuse lassitude que nous donne la nature pour nous récompenser de la peine que nous avons prise à perpétuer l’espèce. Je laissai flotter les rênes sur le cou de mon Accla, laquelle, jugeant bien que j’étais moulu et ensommeillé, prit sur elle-même de se mettre au pas pour faire ce chemin que nous avions parcouru la veille au trot. Nicolas, clairvoyant, mais discret, me suivit sans piper mot. Toutefois, je ne dormais point. J’étais plongé dans mes songes. Aimais-je déjà Madame de Brézolles ? Et si je l’aimais, l’aimais-je, comme elle disait, à « sa suffisance » ? Mais, par-dessus tout, j’étais la proie d’un sentiment que je n’avais jamais jusque-là éprouvé. Depuis mes adolescences, je n’avais vécu que des amours qui se voulaient infécondes et celle-ci, qui ne voulait pas l’être, me donnait un émeuvement nouveau, fait à la fois de surprise et d’une étrange joie.
*
* *
À Aytré, la Cour n’était plus tout à fait la Cour, pour la raison que les dames ne s’y trouvaient pas, d’aucunes étant restées en Paris, d’autres cantonnées à bonne distance du camp, mais ayant néanmoins la permission de s’en approcher en carrosse pour admirer de loin les duels de canonnades entre les royaux et la flotte anglaise quand celle-ci apparut dans la baie pour secourir La Rochelle.
Quant aux courtisans, ils avaient eu à cœur presque tous de prendre les armes au côté de Louis, ce qui donnait au lever du roi l’aspect d’une assemblée d’officiers où, de reste, il n’était permis que de parler du service, toute requête d’ordre personnel étant pour l’instant bannie.
Dès que je me fus approché des balustres qui entouraient le lit royal, Berlinghen me vint dire à l’oreille que Louis s’entretenait, comme je voyais, avec Monsieur de Schomberg, mais qu’il me voulait voir dès qu’il en aurait fini avec le maréchal. J’attendis donc, mon œil ne quittant pas le roi, lequel, comme je m’en aperçus aussitôt, ne portait pas cet air d’ennui, d’ombrage, de méfiance ou de muette irritation qu’il avait le plus souvent au Louvre, mais paraissait, bien le rebours, alerte et rayonnant. J’en fus content, mais point pour autant étonné. Et plaise au lecteur de me permettre de lui en dire ma râtelée, le rôle que joua Louis pendant le siège de La Rochelle ayant été de grande conséquence.
Nul à la Cour ne l’ignorait, Louis n’était jamais si heureux que lorsqu’il se trouvait à la tête de ses armées. Non qu’il fut belliqueux et aspirât à rober des provinces aux royaumes voisins, mais parce qu’il tenait que son premier devoir était d’être, comme son père, un roi-soldat et de maintenir dans son entièreté un royaume qu’Henri IV avait eu tant de mal et avait passé tant d’années à reconquérir, au point de ne pouvoir entrer dans sa capitale qu’après le plus long et le plus terrible des sièges.
Sous la régence, écarté du pouvoir par une mère désaimante qui aspirait à régner seule, Louis avait appris, dès ses enfances, et de soi, avec une émerveillable application, les disciplines et les secrets du métier des armes dont, à dix-sept ans, il savait tout, sans avoir encore combattu. Mais, après qu’il eut pris le pouvoir, l’occasion, certes, en était venue vite, comme bien on sait, les ennemis se levant sans répit et de tous côtés contre son sceptre, les armes à la main, à commencer par sa propre mère.
Je me suis souvent apensé que s’il n’avait été roi, Louis eût pu faire un maître de camp excellentissime, tant il veillait à tout et dans tous les détails : aux vivres, à l’état des canons et des mousquets, aux réserves de poudre, au nombre de boulets disponibles, à l’avancement ou au retard des redoutes qu’on bâtissait, et je cite à la fin ce souci, bien qu’il ne fût pas le moindre, aux pécunes qu’il fallait bien trouver pour payer les hommes.
« La solde opinait Richelieu en sa belle rhétorique, est l’âme du soldat et l’entretien de son courage. » Ce que j’ai ouï le roi exprimer plus prosaïquement en ces termes : « Si on ne les paye pas, ils décampent. »
Fort de cette expérience, Louis ordonna qu’en particulier pour ce siège, qui était d’une importance telle et si grande pour l’avenir du royaume, on ne lésinât pas sur leur paie : dix sols par jour pour le soldat, et s’il était volontaire pour travailler aux ouvrages (et plus tard à la digue) vingt sols de plus. Un pactole pour ces pauvres gens !
Quant au versement des fonds, Louis prit deux ordonnances tout à plein remarquables. Ils ne seraient plus versés aux capitaines, afin qu’ils les distribuassent ensuite aux hommes (pratique qui donnait lieu aux abus qu’on devine), mais directement aux hommes par des Intendants choisis pour leur probité. Méthode par laquelle Louis supprima la groigne et le déprisement des soldats pour leurs officiers – sentiments qui nuisaient au respect qu’ils leur devaient, et par conséquent à la discipline.
Louis, comme son père, connaissait bien ses hommes. Il reconnaissait ses vieux soldats, et les appelait par leur nom. Et surtout, il n’ignorait rien de leurs humeurs. Il savait, par exemple, qu’en campagne ils devenaient tout soudain fort prodigues et vidaient leurs bourses pour acheter des riens, la précarité de leur existence les poussant à jouir de l’instant présent. Pour éviter ces gaspillages qui leur étaient si funestes, Louis prit une autre ordonnance, tout aussi pertinente que la première : afin d’éviter que les hommes se retrouvent trop vite dépourvus, Louis ordonna qu’ils fussent payés non pas mensuellement, comme les officiers, mais tous les huit jours ; ce qui eut pour effet de réduire leurs dépenses.
Louis se souciait aussi de leurs vêtures que la vie de camp usait vite. Tant pour le prestige de son armée, le moral des troupes et leur bonne santé, il ne souffrit pas que ses soldats allassent en loques, comme les pauvres soldats anglais à la fin du siège de Saint-Martin-de-Ré.
Louis imagina un nouveau moyen d’y pourvoir. Il ordonna aux dix principales villes de France d’habiller, chacune, un de ses dix régiments. Par souci d’épargne, il commanda que ces vêtures fussent, non de laine raffinée, mais de bure grossière. Toutefois, par une délicatesse à la fois touchante et naïve, il voulut, pour ne pas humilier ses soldats en les vêtant comme des moines, que cette bure fut « teintée laine ».
Le cardinal, toujours suave, du moins en son parler, disait que pour maintenir cette tant grande armée dans le devoir, il fallait « une sévérité douce ». Mais Louis ne l’oyait pas de cette benoîte oreille : était pendu tout homme qui, par trois fois, avait gravement désobéi à son officier. Était voué pareillement à la corde quiconque robait, pillait ou forçait filles.
Pour Louis et le cardinal, il allait sans dire que la discipline des armées ne se pouvait préserver sans la discipline des âmes. Tout soldat était tenu d’ouïr messe et d’aller à confesse. Le dimanche étant le jour du Seigneur, Louis ne voulut pas qu’on l’endeuillât par des canonnades et des mousquetades. Voyant quoi, les huguenots, ne voulant pas se montrer moins bons chrétiens que nous, respectèrent eux aussi le repos dominical.
Ce jour sans grondements terrifiants de canons, ni perfides sifflements de balles, et par conséquent sans blessé ni tué, fut pour nos troupes et les Rochelais à la fois un petit répit et un grand soulagement, lequel était attendu des deux côtés à partir du lundi. Comme les huguenots et nous adorions le même Dieu, quoique de façon différente, plus d’un osa sans doute se demander en son for pourquoi nous ne pouvions pas étendre cette trêve aux autres jours de la semaine. Après tout, ces jours-là aussi appartenaient au Seigneur.
Prude et pieux, Louis eût voulu empêcher ses soldats de s’aller emmistoyer en des ribaudes vivant au camp en vilité publique. Mais là, comme disait à mon grand-père, le baron de Mespech, l’un de ses serviteurs : « C’était par trop brider la pauvre bête. » Et en ce domaine du moins, la Nature, par mille détours, parla plus haut que les ordonnances.
Tout occupé qu’il fût du salut des âmes, Louis n’oubliait pas par autant la santé des corps. Les médecins, les chirurgiens et les apothicaires – ceux-ci fort bien garnis en remèdes – étaient dans le camp presque aussi nombreux que les prêtres et tout aussi actifs, le temps étant alors si mauvais sur cette côte d’Aunis où abondaient les vents et les orages.
De douze mille hommes, l’armée assiégeante passa peu à peu à trente mille hommes. Jamais de mémoire d’homme on n’avait vu une aussi grande armée, ni aucune qui fût si bien nourrie, équipée, disciplinée, payée. Mais il y fallait dépenser chaque jour une quantité inouïe de pécunes et c’était bien là où le bât blessait le plus cruellement le roi et Richelieu. J’ai déjà compté qu’au début du siège, Richelieu avait emprunté un million deux cent mille livres en gageant ses propres biens. Mais si forte que fut cette provision, elle s’épuisa vite. On fit alors des levées, on engagea des parties du domaine royal, on racla tout. Et vers le milieu du siège, Louis, à bout de ressources, demanda aux évêques et archevêques de France une contribution de conséquence pour poursuivre le siège. Mais que le lecteur me permette d’anticiper ici dans mon récit. J’accompagnai Louis quand il se rendit le vingt-quatre mai 1628 à Fontenay-le-Comte où les prélats se devaient rassembler pour en décider. Je me ramentevrai jusqu’au terme de mes terrestres jours comment les choses se passèrent entre les soutanes violettes et le roi. À vrai dire, fort mal : il leur avait demandé trois millions de livres. L’assemblée ne lui en accorda que deux…
Lecteur ! Qui n’a pas vu alors Louis en ses fureurs n’a rien vu ! Et je n’en crus ni mes yeux, ni mes oreilles : je retrouvai son père, en cette circonstance fameuse où il tança vertement le Parlement de Paris qui rechignait à enregistrer l’édit de Nantes. C’était la même verve abrupte et populaire, coulant en un flot de paroles véhémentes, où pas une n’était mâchée, mais lancée toute crue à la face de ces grands dignitaires…
— Deux millions ! s’écria Louis, les yeux étincelants. Vous avez dit deux millions ! J’en veux beaucoup davantage, ou n’en veux point du tout ! Ce vous est une grande honte que pour le bien de l’Église et du royaume, vous n’y contribuiez pas pour un tiers de vos biens ! Il y serait mieux employé que non pas aux festins que vous faites tous les jours ! Deux millions ne sont que pour un mois. Je vous dis encore une fois que j’en veux davantage ou point du tout !
Louis se tut, mais ce ne fut que pour reprendre son souffle et planter ses crocs plus avant dans les mollets de ces pauvres prélats. Et que dure, blessante et dévastatrice fut cette morsure-là, et cinglante, l’ironie dont Louis l’enveloppa !
— Messieurs ! dit-il, des tonnerres grondant et roulant dans sa voix, ce sera une grande honte à tout le clergé qu’on dise partout qu’il n’y aura eu que le clergé et les huguenots qui n’aient point contribué au siège de La Rochelle !…
Je m’apensai, en oyant ces paroles terribles, qu’il n’y avait que le roi qui pût impunément en son royaume les prononcer et en même temps amalgamer « les princes des prêtres » (comme disait déjà l’Évangile qui, à vrai dire, n’était pas non plus des plus tendres pour eux) et ceux que lesdits princes considéraient comme des hérétiques voués à maie mort.
Qui osa, parmi ces évêques, frémissants de l’outrage qu’ils venaient de subir, élever la voix, mais à vrai dire, sans se montrer, je ne le sus jamais. Mais ce que dit ce quidam, outre que la vérité n’y était pas respectée, me parut tout à plein malhabile.
— Sire, dit-il, c’est que nous ne sommes pas si riches !
À quoi, Louis, rougissant d’indignation, répliqua par une rebuffade qui sous-entendait une menace telle et si grande qu’il pensa ne mieux faire que de terminer par elle sa diatribe.
— Vous me remontrez votre nécessité ! dit-il avec colère. Et n’êtes-vous pas tant de prélats et d’ecclésiastiques qui avez des cent, des vingt-cinq et des trente mille livres de rentes ! C’est sur vous qu’il faudrait lever des décimes et des levées nouvelles et non sur les pauvres curés…
Si, en effet, on avait inversé les choses et fait payer les évêques au lieu de faire payer les curés, c’eût été bien plus de trois millions que les évêques eussent perdus. Sans compter qu’au siècle qui avait précédé le nôtre, un funeste événement avait montré qu’un roi de France, François Ier, pouvait impunément s’emparer de toutes les terres du Haut Clergé pour remparer les finances de l’État.
— Sire, dit l’archevêque qui présidait l’assemblée, plaise à vous de nous permettre de délibérer derechef, afin de voir si, en unissant nos efforts, nous pouvons satisfaire Votre Majesté.
Louis acquiesça et une demi-heure plus tard, le président revint dire à Sa Majesté que, l’ayant ouï, et se trouvant émus par les difficultés qu’il encourait dans une noble cause touchant la défense de la religion catholique, les évêques et les archevêques avaient décidé à l’unanimité de l’aider par une contribution de trois millions de livres…
*
* *
Plaise à toi, lecteur, de me permettre de retourner huit mois en arrière, j’entends au mois d’octobre 1627, à l’instant où, derrière les balustres qui défendent le lit royal, j’attendais, sur la recommandation de Berlinghen, que le roi en eût fini avec Monsieur de Schomberg pour le pouvoir, à mon tour et sur son ordre, rejoindre.
Il me semble que l’entretien entre le maréchal et Sa Majesté ne se passait pas si bien, le premier paraissant penaud et mortifié et le roi lui chantant pouilles d’un air malengroin, mais parlant à voix si basse que pas un mot ne se pouvait ouïr derrière les balustres. La remontrance, toutefois, dura peu et le roi ayant dit son fait au maréchal, il lui tendit la main, laquelle le malheureux, en se génuflexant, baisa avec élan – cette main tendue signifiant qu’il était sermonné, mais non, la Dieu merci, disgracié. Se relevant, la face encore toute chaffourrée de chagrin, le maréchal passa à côté de moi sans me voir, en faisant effort, sans grand succès d’ailleurs, pour offrir une face imperscrutable à tous ceux qui se trouvaient là.
Sur un signe de Berlinghen, je franchis alors les balustres et me génuflexai devant Louis qui me fit signe aussitôt de me relever.
— Sioac, dit-il, en me parlant à moi aussi sotto voce, le temps me presse. Voici, en bref, ce que j’ai à te dire. À notre advenue, une sorte de zizanie s’est élevée soudain entre d’une part le duc d’Angoulême, et d’autre part Schomberg et Bassompierre. Cours de ce pas chez Monsieur le Cardinal. Il t’en dira plus.
Là-dessus, il me donna mon congé en me souriant de l’air le plus gracieux, ce qui ne laissa pas d’intriguer ceux qui se trouvaient là. La brièveté de l’entretien augurait mal en ma faveur, mais le sourire final contredisait cette hypothèse ou, devrais-je dire, cet espoir, tant la malignité est répandue à la Cour, où toute disgrâce – sauf celle d’un ami ou d’un proche – est accueillie avec un apparent regret et un secret plaisir.
Comme je me démêlais enfin de la foule qui assistait au lever du roi, je me sentis happé par le bras dextre et, me retournant, je vis le chanoine Fogacer, lequel me souriait du haut de sa haute taille, ses sourcils blancs relevés sur ses tempes. Il était fort étrangement vêtu pour un chanoine d’un haut-de-chausses et de grandes bottes noires qui lui montaient au-dessus du genou.
— Mon ami ! dis-je, que faites-vous céans ? Et comme vous voilà fait ! Vous êtes-vous réduit à l’état laïque ?
— Je suis céans, dit Fogacer, avec ce long et sinueux sourire que mon père, en ses Mémoires, a si bien décrit, parce que le nonce apostolique s’y trouve, comme, du reste, quasiment tous les ambassadeurs des royaumes étrangers, afin d’observer le siège.
— Eh quoi ! dis-je en souriant, appellerez-vous le Vatican un royaume étranger ?
— Assurément non, le Saint-Père est notre père à tous et les catholiques, étant tous ses fils, ne sauraient le considérer comme un étranger. Cependant, le Vatican, s’il n’est pas étranger, est tout du même un État distinct du nôtre…
— J’aime ce distinguo.
— Je l’aime aussi. Il explique que le nonce se trouve céans, et moi de même.
— Monsieur le Chanoine, je trouve votre entretien toujours si agréable : vous expliquez toujours tout si bien. Y a-t-il aussi une raison pour ces émerveillables bottes qui vous montent au-dessus du genou ?
— Évidente : le camp autour de La Rochelle n’étant qu’un vaste marécage, la seule question raisonnable qui se pose à tous est de savoir si on va patauger dans la boue avec ou sans bottes.
Il ajouta en baissant la voix :
— Et de reste, puisque vous allez voir une robe pourpre, vous la trouverez attifurée comme moi.
— Mon ami, comment savez-vous que je vais voir cette robe-là ?
— Louis vous a donné à voix basse le principe d’une mission. De toute évidence, la robe pourpre vous en précisera les détails. C’est ainsi, j’imagine, que les choses se passent entre vous.
— Savez-vous aussi où gîte celui que vous dites ?
— Assurément. Au Pont de Pierre.
— Du diantre si je sais où cela se trouve…
— Voulez-vous que je vous y conduise ? Oh ! Comte ! Vous voilà tout soudain réticent ! Rassurez-vous ! Je vous montrerai le logis de loin mais je n’y mettrai pas le nez ! Le nonce prendrait des ombrages et des soupçons, si on me voyait entrer chez celui que vous dites.
— J’accepte alors volontiers votre offre. Mais je n’ai point de carrosse. Êtes-vous monté ?
— De force forcée, bien que cela convienne peu à un chanoine.
— Et où est votre monture ?
— Mais aux mains de votre écuyer, auquel je l’ai donnée à garder avant d’entrer céans. Que je le dise en passant, votre Nicolas est joli à damner un saint, ou, devrais-je dire plutôt, une sainte. Comte, vous avez bien de la chance. Étant connu urbi et orbi pour un fervent adorateur du gentil sesso, personne, en voyant votre Nicolas, n’irait vous soupçonner d’être de l’homme comme un bourdon.
— Mon cher Chanoine, à ouïr ce propos, il me semble qu’il trahit un certain regret des tumultes de votre vie passée.
— Hélas ! dit Fogacer, avec son long et sinueux sourire, il y a deux sens au mot « regretter ». Ou bien vous regrettez vos folies. Ou bien vous regrettez le temps où vous les avez commises.
— Et lequel de ces deux sens a votre préférence ?
— Là-dessus, Comte, je resterai bouche cousue.
— Et à y penser plus outre, vous faites bien. Je n’ai pas vocation à ouïr les péchés des autres. Les miens me suffisent.
— Plaise à vous, Comte, de revenir à nos moutons. Donc, vous me prenez pour guide ?
— Avec joie.
— La grand merci, Comte. Et pour vous mercier plus outre, je vous dirai en chemin tout ce que je sais sur Monsieur le duc d’Angoulême.
— Vous êtes donc apensé que j’aurai affaire à lui ?
— Comte, ne le pensez-vous pas ? Il est partie en cette affaire…
— Je ne sais, mais m’aimant instruire, je vous orrai bien volontiers.
*
* *
Le chemin fut long d’Aytré à Pont de Pierre, et tout aussi longue la râtelée de Fogacer sur le duc d’Angoulême, sur qui, en effet, il connaissait plus de choses que moi. Mais comme son conte comportait des digressions dont le lecteur n’a que faire, je voudrais le résumer ci-après, tout en gardant les petites saillies, gausseries et verdeurs dont Fogacer aimait à parsemer ses récits.
Tout était hors du commun chez le duc, et sa naissance et sa destinée. Il avait pour père Charles IX, l’auteur ou l’un des auteurs de la Saint-Barthélemy, et pour mère illégitime, la douce Marie Touchet, huguenote non convertie. Après le décès prématuré de Charles IX (on dit qu’il fut dû au regret d’avoir fait massacrer tant de monde, mais à la vérité je le décrois, car tant s’en faut qu’il ait eu le cœur et l’imagination qu’il eût fallu pour se remordir de tout ce sang), le bel et vaillant bâtard, choyé et gâté au-delà du raisonnable par Henri III, fut nommé, par ses soins, Grand Prieur de France. Cette dignité comportait de gros revenus, mais la Dieu merci, pas d’obligations religieuses, car le béjaune les eût toutes déprisées, étant si léger et voletant de fleur et fleur.
Toutefois, il avait le cœur bon, et quand à Saint-Cloud Henri III fut assassiné par Jacques Clément, il pleura sa mort et, tout à plein désemparé, s’attacha à Henri IV qu’il servit avec tant de vaillance aux batailles d’Arques, de Vitry et de Fontaine Française qu’Henri le nomma comte d’Auvergne. Ce titre eût dû l’amener doucettement à un duché-pairie et à une fort plaisante existence, si par malheur sa mère, Marie Touchet, à la mort de Charles IX, ne s’était pas remariée avec François d’Entragues.
Or ce gentilhomme appartenait à cette sorte de poissons des grandes profondeurs qui ne nage bien que dans l’intrigue. En attendant d’y briller de tous ses feux, il eut avec Marie Touchet une fille, Henriette, belle, brunette et maigrelette qui possédait de grands pouvoirs sur les hommes, tant est qu’en un tournemain, elle tourna la tête d’Henri IV.
— Vous remarquerez, dit Fogacer, que dans cette étrange famille les femmes sont maîtresses royales de mère en fille…
Toutefois Henri dans ses filets, la belle fit la difficile : elle ne céderait que si le roi lui faisait une promesse écrite de la marier. Le malheureux signa, tant l’amour l’aveuglait. Et l’encre à peine sèche, il épousa Marie de Médicis, si bien que gourmandé à dextre, il le fut aussi à senestre, ses deux paradis devenant un enfer. À la parfin, il disgracia Henriette.
Le clan des Entragues se voulut mortellement offensé par cette écorne, et Henriette n’eut de cesse qu’elle ne convainquît son père, François d’Entragues, et son demi-frère, le comte d’Auvergne, qu’on ne pouvait s’en revancher qu’en jetant Henri au bas de son trône. Jamais on ne vit intrigue plus folle ni plus sotte. Les d’Entragues allèrent jusqu’à s’aboucher avec l’Espagne, laquelle, à tout hasard, promit son aide. Mais à l’Espagne non plus une promesse ne coûtait guère…
Ce feu de paille était si ridicule qu’il s’éteignit en un battement de cils. Les conspirateurs furent en un tournemain découverts, arrêtés, jugés et condamnés : François d’Entragues et le comte d’Auvergne à mort, Henriette, qui était pourtant l’âme du complot, à la prison.
La Cour entendit bien la raison de l’indulgence dont elle bénéficiait et comment les choses allaient tourner. Henriette aussi, qui écrivit à notre Henri, du couvent où elle était serrée, une lettre sanglotante où elle le suppliait de la venir visiter en sa geôle avant qu’elle ne succombât à l’inapaisable douleur d’être séparée de lui… Henri, homme de toutes les faiblesses quand il s’agissait des femmes, céda. Il vint, il vit, il fut vaincu.
Henriette s’envola alors de son couvent (où elle ne s’était guère sanctifiée) le bec haut et les ailes frémissantes et obtint que la peine de mort de son père et son demi-frère fût commuée en prison. Ici, les destins se séparèrent. François d’Entragues, vieil et mal allant, fut libéré assez tôt, mais le comte d’Auvergne, qui savait la guerre, était tenu pour dangereux. Il demeura en geôle pendant douze ans. Vous avez bien ouï, lecteur, douze années ! Les illustres étrangers à qui on faisait visiter la forteresse où il était serré désiraient tous voir, de leurs yeux, « le plus ancien prisonnier de la Bastille ».
Marie de Médicis le libéra en 1616, parce que tant de grands se liguaient contre elle que le concours d’un gentilhomme qui avait porté valeureusement les armes lui parut souhaitable. Et pour une fois, elle ne fut pas déçue. Quatorze ans de Bastille ayant mis du plomb en les mérangeoises du comte d’Auvergne, il montra une adamantine fidélité et à la régente, et à son fils, quand il eut pris le pouvoir. En 1617, Louis lui confia une armée. Peu après, il le fit duc et pair et quand Buckingham envahit l’île de Ré, il lui confia, en attendant qu’il se remît de son intempérie pour aller sur place, le commandement de la forte armée qui devait encercler La Rochelle.
Les instructions de Louis furent précises et le duc d’Angoulême les appliqua aussitôt. Dès son advenue dans la place, il s’empara sans coup férir de Coureille, à la pointe sud de la baie de La Rochelle. Mais comme j’ai déjà parlé, en ce premier chapitre de ces Mémoires, de l’importance de cette place qui, avec Chef de Baie au nord, nous assurait la possession des deux pointes de la baie de La Rochelle, je n’y reviendrai que plus loin en ce récit, au moment où l’on conçut et construisit la fameuse digue dont le monde entier a parlé.
— Mon cher Chanoine, fis-je remarquer à Fogacer en cet instant de son récit, si Louis était si content du duc d’Angoulême, pourquoi envoya-t-il pour commander l’armée de La Rochelle son frère, qu’il aimait et qu’il estimait si peu ?
— Il y eut, dit Fogacer, deux raisons à cette décision, l’une apparente, l’autre cachée, mais l’une et l’autre, finement pesées par le roi et le cardinal. La première fut de donner à Monsieur, le roi étant encore si mal allant, le commandement qu’il réclamait depuis toujours, ne fut-ce que pour acquérir quelque lustre et faire oublier à la France et au monde ses farces, ses facéties et ses pantalonnades.
Derrière cette apparence se cachait un calcul. Un an auparavant, Monsieur ayant songé, pour faire pièce au roi, à s’allier aux Rohan et à s’installer à La Rochelle, il allait sans dire qu’en lui confiant le commandement de l’armée qui assiégeait La Rochelle, on le brouillait à mort à jamais avec la citadelle huguenote…
— Cornedebœuf ! dis-je, quelle belle chatonie ! Machiavel n’eût pas fait mieux ! Et à qui attribuez-vous ce beau coup de moine ? Au roi ou à Richelieu ?
— Point nécessairement à celui auquel vous pensez. Louis est fort capable de l’avoir, seul, imaginé. Ramentez-vous les méchants tours qu’il a joués à ses ennemis…
— Mais pour en revenir à notre armée devant La Rochelle, le duc d’Angoulême n’a pas dû être aux anges d’être subordonné à Monsieur.
— Pas le moindrement du monde. Tout avait été arrangé de main de maître. Monsieur eut le titre de lieutenant général des armées et le duc d’Angoulême conserva le pouvoir.
— Et comment Monsieur se comporta-t-il, lui qui ne savait pas la guerre ?
— Bien. Trop bien, même. À peine fut-il arrivé que les Rochelais firent une sortie, et Monsieur se porta en avant avec une folle intrépidité. Le duc d’Angoulême, le lendemain, l’en blâma à mi-mot, en disant qu’il s’était montré « trop soldat pour un capitaine ». Et les officiers du camp qui ne l’aimaient pas, en raison de ses allures et de ses conduites, s’en gaussèrent entre eux, appelant cette escarmouche « la drôlerie de Monsieur », comme s’il se fût agi d’une autre de ses farces.
— Mais n’est-ce pas quelque peu injuste ? dis-je. Si Monsieur s’était tenu éloigné du combat, on n’aurait pas manqué de le traiter de couard.
— Hélas ! dit Fogacer, c’est là un point intéressant, mais nous ne pouvons en discuter. Nous voici arrivés. Le logis du cardinal est là, gardé et bien gardé. Comme je vous l’avais promis, Comte, je me retire.
Et avant que j’eusse le temps de le mercier derechef, et de m’avoir guidé et de m’avoir tant appris en si peu de temps, il fit virevolter sa monture et s’en alla au petit trot.
*
* *
Je m’aperçus plus tard que Fogacer m’avait fait trotter beaucoup plus qu’il n’eût été nécessaire, Pont de Pierre étant fort proche d’Angoulins, petit village de bord de mer, lui-même assez proche d’Aytré où logeait le roi, et point si loin non plus de Saint-Jean-des-Sables où j’étais moi-même logé.
Il n’y avait pas moins d’une compagnie de mousquetaires[12] qui bivouaquait autour de la maison de Richelieu, laquelle était fort belle et fort vaste, mais non point fortifiée. Je n’avais pas fait dix pas dans sa direction qu’un exempt s’approcha et quit de moi un laissez-passer et un autre pour mon écuyer. Mais à peine portai-je la main à la manche de mon pourpoint pour le satisfaire, que l’exempt, écarquillant les yeux, s’écria :
— Monsieur le comte d’Orbieu, je vous fais mille pardons ! À l’abord, je ne vous avais point reconnu !
— Mais moi, en revanche, je vous reconnais fort bien, Monsieur de Lamont !
— Comment cela, Monsieur le Comte ? dit Lamont en rougissant de plaisir, vous vous ramentevez de moi ! Et de mon nom !
— Autant que vous vous ramentevez, j’espère, de ma bague au rubis.
— Elle ne sera plus nécessaire cette fois, Monsieur le Comte, dit Lamont avec un sourire. Monsieur le Cardinal vous attend. Toutefois, Monsieur le Comte, j’aimerais jeter un œil sur vos laissez-passer.
— Ma fé, Lamont ! Avez-vous encore quelque doute sur ma personne ?
— Pas le moindrement du monde. Mais Monsieur le Comte entend bien qu’après tout, un ordre est un ordre.
Je me gardai de sourire ou de m’offusquer de cette rigueur militaire et je lui tendis les laissez-passer de Nicolas et de moi-même. Il y jeta un coup d’œil si bref que je doutai qu’il les eût lus, mais cela, apparemment, suffit à rassurer sa conscience, car il me les rendit avec un chaleureux sourire.
— C’est donc ici, dis-je en rangeant les laissez-passer dans la manche de mon pourpoint, que loge Monsieur le Cardinal !
— Oui-da, Monsieur le Comte. Et comme on dit dans la parladure d’Aunis, c’est un ben biau mes[13]. Il appartient à Jean Berne, seigneur d’Angoulins, ancien maire de La Rochelle, lequel, à la venue de Monsieur le Cardinal, s’en est courtoisement retiré pour vivre dans sa maison des champs[14].
— Et Monsieur le Cardinal n’a point à se plaindre, dis-je. Il a une belle vue sur la mer.
— Ah ! Monsieur le Comte ! Peu lui chaut ! Il n’a pas le temps d’y jeter ne serait-ce qu’un bref coup d’œil. Il est à sa tâche de l’aube à la nuit, si ce n’est même jusqu’à minuit.
Quand je pénétrai dans la maison de l’ancien maire, je vis Charpentier venir à moi, lequel continuait à me saluer dans toutes les formes protocolaires, malgré que je lui eusse dit de s’en dispenser pour la raison qu’il avait si vaillamment combattu à mes côtés dans la périlleuse embûche de Fleury en Bière[15].
— Monsieur le Comte, dit-il, cette fois, vous pouvez garder votre bague à votre doigt. Elle n’est pas nécessaire. Monsieur le Cardinal vous recevra dans quelques minutes.
— Comment va-t-il ? dis-je, sotto voce.
— Fort bien depuis qu’il est à la mer. Ses maux de tête l’accablent beaucoup moins que dans notre puante Paris. Au surplus, montant à cheval presque tous les jours, ne serait-ce que pour se rendre chez le roi, il ne laisse pas de prendre un peu d’exercice, ce qui lui fait beaucoup de bien.
— Et son humeur ?
— Fort bonne !
— Fort bonne ?
— Oui-da. Il y a céans des absences qui lui font le plus grand bien, dit Charpentier avec un sourire.
Comment eussé-je pu ne pas entendre de quelles absences il s’agissait : la reine-mère, la reine, le cercle des vertugadins diaboliques et Monsieur.
Monsieur qui, après l’arrivée de son frère, s’était senti quelque peu inutile à La Rochelle et s’en était retourné à Paris avec ses folâtres amis. Mais là, loin de gagner son appartement du Louvre – trop proche à son goût des yeux et des oreilles de sa mère –, il s’était installé en un hôtel parisien et y commettait mille folies. Le père Joseph qui l’espionnait à Paris écrivait au cardinal : « Le jeune escholier (c’était là le nom qu’ils étaient convenus de donner à Gaston) fait de mal en pis. Priez Dieu avec instance pour son amendement. »
Richelieu, à mon entrant, me jeta un coup d’œil amical et me fit de la main un signe qui, tout à la fois, m’accueillait et me priait d’attendre qu’il eût fini la lettre qu’il était occupé à dicter à un de ses secrétaires.
Tout en dictant, il marchait de long en large dans la pièce, la tête haute, les mains derrière le dos et sans un regard, en effet, pour les fenêtres qui donnaient de belles vues sur l’océan. Fogacer m’en ayant prévenu, je ne fus pas étonné de son attifure. Il portait un haut-de-chausses, de hautes bottes qui lui couvraient les genoux et un pourpoint noir dont le seul ornement était une croix pectorale en or. C’est seulement à cette croix et à la petite calotte pourpre qui couvrait l’arrière de sa tête qu’on pouvait deviner à qui on avait affaire.
Comme à son ordinaire, le cardinal, des pieds à la tête, reluisait de propreté immaculée : les contours de sa fine moustache et de sa courte barbe en pointe minutieusement rasés, le cheveu coiffé en arrière et retenu par sa calotte, et pas un poil ne passant l’autre, les mains blanches et manucurées et le grand col qui serrait son cou, d’une blancheur éclatante. Pas une tache ni le moindre grain de poussière, et pas l’ombre de boue non plus sur ses hautes bottes noires, lesquelles étaient cirées à la perfection et, à ce que je supposais, deux ou trois fois par jour, tant il était impossible au camp d’échapper à la boue, ne fût-ce qu’en descendant de cheval. Les ennemis du cardinal, qui cultivaient à son endroit une haine qui ne se peut imaginer (et jusqu’à le vouloir assassiner), raillaient ses habitudes de propreté comme étant trop du monde et incompatibles avec sa vocation d’Église. Mais, m’apensai-je, qu’eussent-ils dit, si le cardinal avait été crasseux ?
Je ne faillis pas d’apercevoir que Richelieu paraissait plus heureux dans ses bottes et son haut-de-chausses que dans la majestueuse soutane pourpre que son état commandait. La raison en était sans doute qu’il était fort entiché de sa noblesse, et n’avait choisi la robe ecclésiastique que par rencontre et raccroc, son frère à qui elle serait revenue l’ayant refusée, et son père voulant garder dans sa famille une fonction qui y était par la faveur des rois successifs, depuis François Ier, et donnait lustre et revenus à un cadet impécunieux.
Cependant, Richelieu, une fois évêque, s’était mis à son évêché avec tant de soin, de labour et d’amour qu’il était devenu un prêtre exemplaire, s’efforçant, par la parole et l’écrit, d’instruire des curés frustes et déréglés et de les mieux former à leur tâche paroissiale. En outre, il leur donnait un exemple que peu d’évêques donnaient : il était chaste.
Tandis que j’envisageais le cardinal marchant de long en large, la taille svelte et droite, le menton haut, les bottes frappant avec assurance le parquet, je me ramentus soudain, non sans m’en égayer quelque peu, que la parentèle dont ce grand seigneur était si fier avait néanmoins reçu une goutte de sang bourgeois. Je m’en égayais parce que je pouvais en dire autant de la mienne, mon arrière-grand-père paternel étant apothicaire. « Du diantre, disait mon père, si j’ai honte de cette goutte-là ! Bien le rebours, qui sait si sans elle j’aurais eu cet appétit de savoir qui fit de moi un bon médecin. Et comment oublier aussi que dans le Périgord les gentilshommes de mon âge, qui étaient mes amis, ne pensaient qu’à la chasse, aux dés, à l’escrime et au bal. En revanche, la plupart savaient à peine lire et encore moins écrire. D’aucuns même opinaient, pour s’en excuser, que “l’étude affaiblit le courage”. »
— Monsieur d’Orbieu, dit le cardinal avec sa courtoisie coutumière, je vous remercie de votre patience. J’en ai fini, du moins pour le moment. Plaise à vous de me suivre !
Et je le suivis, en effet, dans un petit cabinet attenant à la salle où ses trois secrétaires usaient leurs plumes sur le papier. Oh ! Oh ! me dis-je, non sans me paonner quelque peu en mon for, l’affaire est de conséquence, puisque Richelieu ne m’en veut toucher mot qu’au bec à bec.
Ledit bec à bec me fut d’ailleurs confirmé par le fait qu’il n’y avait dans le cabinet que deux chaires à bras.
Une fois que nous y fumes assis, le cardinal, fixant sur moi des yeux graves, me dit :
— Sa Majesté vous en a touché un mot. Une dangereuse querelle s’est élevée entre le duc d’Angoulême d’une part, et d’autre part Schomberg et Bassompierre. En voici la raison. Le duc exige la prééminence sur eux, primo parce qu’il fut le premier à commander céans, étant nommé lieutenant-général de l’armée de La Rochelle, secundo parce qu’il porte les armes depuis quarante ans, tertio parce qu’il est prince du sang et le dernier Valois vivant. Comte, que pensez-vous de ces arguments ?
— Qu’ils ne furent valables que jusqu’à l’advenue du roi. Que veut le roi, la loi le veut.
— Bien dit, Comte ! dit Richelieu. Toutefois, Schomberg et Bassompierre renâclent et le roi ne veut pas trancher. Ce serait, en effet, s’aliéner l’un ou l’autre des trois protagonistes. Or, il veut les garder tous les trois. Il désire donc un accommodement et il a pensé à vous pour le moyenner.
— Monseigneur, dis-je aussitôt, je le ferai puisque le roi l’ordonne, mais ce ne sera point tâche aisée. Et d’autant que, sur les trois illustres personnages dont vous avez parlé, deux ont dépassé la cinquantaine et le troisième va l’atteindre. Que suis-je à leurs yeux sinon un béjaune sans expérience et qui ne sait pas la guerre !
— Vous n’êtes pas sans la connaître, Comte, ayant été au feu à Sablanceaux et dans la citadelle de Saint-Martin. En outre, vous-même et votre père ne faillez pas avoir des liens avec les personnages que j’ai dits. Le marquis de Siorac a fort bien connu et conseillé le duc d’Angoulême alors qu’il n’était encore que le Grand Prieur. Schomberg, de son côté, vous sait le plus grand gré de l’avoir aidé à se relever de sa disgrâce. Et quant à Bassompierre, ami de longue date de Monsieur votre père, il est fort proche de vous, ayant épousé en secret votre demi-sœur, la princesse de Conti.
— Hélas ! Monseigneur, ce rapprochement-là n’a fait que nous éloigner.
— Toutefois, c’est Bassompierre qui, à ma connaissance, vous a averti de l’embûche où vous alliez tomber à Fleury en Bière.
C’était vrai et d’où le cardinal le tenait, Dieu seul aurait pu le dire, car je n’en avais touché mot qu’à mon père et à lui seul.
— Mais, dis-je, Bassompierre eut l’air bien penaud de me sauver la vie. On eût dit qu’il regrettait d’avoir à trahir son camp.
— Il est donc à penser, dit Richelieu, que demeure en lui, malgré son épouse, un reste d’amitié pour vous.
— Je l’espère.
— Je l’espère aussi ! dit Richelieu en se levant, et je souhaite de tout cœur que vous succédiez en cette mission. Elle est de grande conséquence, car si cette zizanie s’aggrave entre les chefs de notre armée, nous ne pourrons jamais venir à bout de La Rochelle.
*
* *
De toutes les missions que j’avais reçues jusque-là, y compris mon truchement entre Toiras et Buckingham, celle-ci était sans aucun doute la plus délicate. Car, dans l’île de Ré, il ne s’était agi que d’empêcher Toiras d’en dire trop, et d’endormir Buckingham dans l’illusion d’une guerre en dentelles. L’affaire, meshui, étant donné le rang, la hauteur et les ambitions des trois protagonistes, me parut à première vue tant escalabreuse que je doutais fort de mener mon entreprise à bien.
Cependant, ce ne fut que l’humeur d’un moment, et comme je m’en remettais, qui me vint visiter, ayant fait tout le longuissime voyage de Paris à La Rochelle malgré son âge ? Mon père, le marquis de Siorac, et son immutable ami, le chevalier de La Surie. Ne sachant où je gîtais, La Surie, toujours bien avisé, chercha et trouva le gîte du nonce et là, comme il s’y attendait, il encontra Fogacer qui, comme le cardinal, mais à une moindre échelle, savait toujours tout sur tous, et le conduisit tout droit au château de Brézolles, où je ne lui avais pourtant jamais dit que je demeurais. Du diantre si je sais pourquoi ces soutanes sont toujours si bien renseignées ! À moins que nous devions y voir un mystérieux effet de la grâce divine…
Quant à Madame de Brézolles, dès qu’elle eut vu mon père, elle fut dans le ravissement de sa grande allure, de ses cheveux de neige, de ses manières courtoises, de sa juvénile vivacité d’esprit et de langage, et aussi de l’admiration qu’il ne laissa pas de lui témoigner, dès qu’il eut jeté l’œil sur elle.
Elle l’invita incontinent à loger en sa demeure, ainsi que La Surie, sans excepter – je la cite en dernier, bien qu’elle ne fut pas la moindre, Margot – notre petite voleuse de bûches ! Margot, dont mon père n’avait pas eu le courage de se séparer. Madame de Brézolles avait l’âme généreuse et entendant bien que la garcelette était, pour le marquis de Siorac, la consolation de son vieil âge, loin de sourciller à sa présence, elle en fut à la fois ébaudie et touchée, et bailla à Margot une chambrifime qui jouxtait la chambre qu’elle donna à mon père. La nuit venue, elle me dit au bec à bec :
— Mon ami, si vous pouvez m’assurer que dans cinquante ans d’ici vous ressemblerez à Monsieur votre père, que vous le vouliez ou non, je vous prends tout de gob pour époux…
Je fus si heureux de l’advenue du marquis de Siorac qu’au rebours de mon us, je faillis à m’ensommeiller après les tumultes dont les courtines de Madame de Brézolles étaient les nocturnes témoins. L’œil grand ouvert dans le clair-obscur rose du baldaquin, éclairé à travers le tissu des rideaux par les bougies parfumées que l’on laissait brûler jusqu’à consomption, je tombai dans un long pensement de la grande amour que mon père nourrissait pour moi (et moi pour lui) et je lui sus un gré infini de s’être mis, à son âge, à toutes les incommodités de ce long voyage pour me venir aider et conseiller, comme il l’avait fait si heureusement déjà, lors de l’embûche déjouée de Fleury en Bière.
Il m’avait été alors d’un très grand secours et soutien, et l’idée me vint tout soudain qu’il pourrait l’être derechef en mon présent prédicament, du fait qu’il connaissait mieux que moi deux des trois protagonistes de cette grande zizanie : le duc d’Angoulême, pour l’avoir protégé et consolé lors de l’assassinat d’Henri III ; et Bassompierre, qu’il tenait pour un de ses plus intimes amis, encore que depuis son mariage avec ma demi-sœur, et sachant ce qu’il savait, il ne laissât pas de le voir moins souvent.